Iratzoquy Paul

Texte de Didier Semin

L’histoire de la peinture des hautes montagnes est longue, et plus complexe qu’on ne le dit : on la fait souvent remonter aux dernières années du XVIIIe siècle, aux Romantismes anglais et allemand, aux Alpes de Caspar David Friedrich ou de William Turner et John Ruskin, aux « rochers audacieux suspendus dans l’air et comme menaçants », aux « nuages orageux se rassemblant au ciel au milieu des éclairs et du tonnerre » qui aidèrent Kant à définir la catégorie esthétique du Sublime, cet au-delà du Beau qui élève notre âme en lui révélant sa fragilité et sa petitesse. Mais si la montagne était en effet la scène idéale où la sensibilité exaltée des romantiques pouvait s’incarner, elle était présente, dans l’esprit des érudits et dans la peinture, depuis longtemps. Au XVIe siècle, un savant trouva au sommet du Niesen (cette montagne qui, non loin de Berne, en Suisse, dessine une pyramide presque parfaite) une inscription sans doute déjà assez ancienne, qui ne pouvait avoir été gravée que par un lettré (elle était en grec), et disait : « l’amour pour la montagne est le meilleur ».

Le premier paysage réaliste de la peinture européenne est l’arrière-plan d’un tableau de Konrad Witz peint en 1444, La Pêche miraculeuse. Il représente fidèlement la chaîne des Alpes : il suffit de marcher quelques minutes en sortant du musée d’Art de d’Histoire de Genève, où l’œuvre est conservée, pour retrouver au bord du Léman le point précis d’où Witz a peint le Salève et le Mont Blanc, et ces montagnes encore — mais pour combien de temps ? — inchangées. On pourrait avancer l’idée que la représentation des montagnes a suivi l’évolution des esprits : très présente dans l’art des XVe et XVIe siècles, elle avait quasiment disparu des tableaux du XVIIe, cet âge classique qui préféra au chaos grandiose des roches et des glaciers le calme apparent des collines romaines ou florentines. Elle revint de plus belle avec l’âge moderne qui fit la part belle à l’indépendance des artistes et à l’expression de leurs passions, avant de perdre un peu de son prestige dans les dernières années du XXe, qui virent les premiers embouteillages de grimpeurs sur les flancs des plus hauts sommets.

Paul Iratzoquy se situe donc dans une très longue et très riche tradition — et peu importe qu’il s’attache plutôt à peindre la chaîne des Pyrénées, où il vit, que celle des Alpes, dont la plus grande notoriété ne tient qu’à un ordinaire panurgisme : géologiquement, la formation des grandes chaînes de montagne résulte toujours du même phénomène, le choc prodigieux de deux plaques tectoniques qui se chevauchent et mettent à nu la terrifiante splendeur de la croûte terrestre dont nous oublions, dans les villes, jusqu’à l’existence. Mais à quoi bon, dira-t-on peut-être, peindre comme il le fait les parois rocheuses et les cirques glaciaires, en un temps où l’image numérique met leur représentation à la portée du moindre quidam équipé d’un téléphone portable ? Tous les randonneurs ont la réponse à cette question : la montagne, et son image, ne se livrent pas au premier venu. Combien sommes-nous à avoir mitraillé, ivres de beauté (le sublime, c’est peut-être la beauté quand elle est si forte qu’elle nous enivre), des sommets et des abîmes, pour ne découvrir au retour que des images banales, sans commune mesure avec les émotions ressenties ?

C’est que la montagne se mérite : des photographes, depuis les frères Bisson jusqu’à Balthasar Burckhart, elle exige l’emport de matériel lourd, chambres, plaques, des peintres elle requiert une science de la déformation expressive qui donne à sentir cet espace grandiose que la photographie naïve aplatit. Paul Iratzoquy possède cette science à un haut degré : il sait qu’il est parfois nuisible de peindre toute la surface d’un tableau de montagne, qu’il faut souvent y laisser des réserves qui restituent l’expérience de notre champ visuel et font passer le vent dans les tableaux. Ses pigments semblent parfois empruntés à l’ocre et au gris de moraines, et sa méthode, comme celle autrefois inventée par Alexander Cozens [1] pour peindre des pics et des vallées, laisse une part au hasard, comme pour se concilier les bonnes grâces de ces grands créateurs de reliefs que sont les aléas du temps. Il s’est récemment avisé qu’en matière de relief, justement, la peinture était si mal lotie qu’il lui faudrait peut-être ajouter la troisième dimension, et a commencé de monter sa toile sur des châssis en forme de polyèdres, qui restituent un modèle réduit des arêtes rocheuses…

L’efficace beauté des tableaux de Paul Iratzoquy n’est pas exempte de mélancolie : l’ère industrielle est parvenue, on le sait bien désormais, à dérégler si vite le climat que la montagne change, non pas dans le temps infiniment long des mouvements géologiques qui l’ont fait naître, mais littéralement à vue d’oeil. L’Islande a, récemment, organisé symboliquement les funérailles d’un glacier qui avait mis des siècles à se former, et quelques décennies seulement à se défaire, des parois entières s’effondrent sans crier gare au fond des vallées sur le continent européen, des chemins mille fois arpentés deviennent inaccessibles, notre sol est en colère.

Si l’amour pour la montagne est bien, comme l’a écrit le mystérieux érudit du  Niesen, « le meilleur », alors les toiles d’Iratzoquy sont de ces magnifiques lettres d’amour qu’on écrit avant que l’incertitude et le destin nous sépare de l’être aimé. Il n’y a pas lieu d’être inquiet pour les montagnes en elles-mêmes, des milliards d’années sont encore devant elles : mais l’idylle que l’espèce homo sapiens avait nouée avec les sommets touche peut-être à sa fin, faute pour l’espèce en question d’avoir eu la sagesse —sapientia — que les savants lui ont trop vite prêtée.

[1] Alexander Cozens, Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages, Paris, Allia, 2005. [1785 pour la première publication en anglais]. Cozens suggérait aux artistes de jeter sur le papier des taches aléatoires, jusqu’à ce que leur imagination leur y fasse voir des montagnes.

 


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